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14. Le mariage

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Il a plu dans la nuit, mais Nicolas, l’homme de la météo, l’a promis, il va faire beau aujourd’hui, maxima de 26 voire 29 degrés dans le centre. Valentine s’est réveillée à six heures, elle a allumé immédiatement la radio. Réveillée d’une nuit sans sommeil, pénible, chaude, froide. Humide, comme la pelouse. Elle a envie d’enlever ses chaussures pour sentir l’herbe mouillée sous les pieds, mais elle ne le fait pas. Inutile de prendre le risque de se salir, il faut être belle. Elle s’est promis d’être belle, aussi belle que possible. Pas aussi belle que la promise, la fiancée. Sa cousine, Juliette, qui se marie aujourd’hui. Avec son Roméo, qui s’appelle Michel. Idiot de s’appeler Juliette. Idiot d’être aussi jolie, courtisée, désirée. Plus jeune que Valentine, Juliette. Mais voilà, c’est elle qui se marie la première. Impossible de lui en vouloir, à sa cousine préférée, avec laquelle elle a passé tant d’heures, de jours, de vacances. Tant de confidences. Tant de bêtises communes quand elles étaient enfants. Moins depuis qu’elles sont adolescentes. Juliette a fait des bêtises encore, de celles qui font tourner la tête de Valentine quand elle y songe, et auxquelles elle a toujours résisté. Pourquoi ? Plus vertueuse ? C’est ce qu’elle pense parfois pour se réconforter.

Des conneries.

 

Le mot la fait frissonner. Valentine n’aime pas jurer. Elle se veut l’âme pareille à son apparence, en ce jour de fête : jolie et simple. Fraîche. C’est ce qu’on dit d’elle, quand elle paraît dans le cercle de famille. Ce qu’on dit depuis son enfance. Combien de temps peut-on rester fraîche ? Fraîche et pure, comme l’eau de la rivière. Pure. Comme les lignes de sa petite robe, toute simple. Blanche, avec des volants discrets autour du décolleté. Pour donner plus de légèreté encore, a déclaré la mère de Valentine. Pour faire oublier la petitesse de sa poitrine, a songé Valentine. Elle a glissé du coton en dessous de ses seins, dans son soutien-gorge blanc. Juliette n’a pas besoin de ça. Elle sera en blanc aussi, mais elle a eu un rire entendu quand elle a précisé à sa cousine préférée que c’était du blanc cassé. Soie sauvage, très sauvage, contre oie blanche. Trop blanche.

Ses cheveux blonds tendus en un chignon compliqué, œuvre d’un coiffeur réputé chez qui sa mère a insisté pour qu’elle aille le matin même, à sept heures trente. Une robe droite, des escarpins blancs eux aussi, un châle bleu pétrole. Un sac minuscule avec l’indispensable nécessaire pour redonner du lustre à un maquillage très dispensable. Qui la regardera ? Tous les invités n’auront d’yeux que pour Juliette. Juliette qui resplendira, rayonnante de plaisir, de désir, de joie. Il faut être contente pour Juliette, songe Valentine avec application tendit que, sans qu’elle s’en rende compte, un vilain sourire déforme son beau visage. Heureusement, il n’y a personne encore. Elle est en avance. Dès la sortie de l’église, elle s’est éclipsée. Rien de concerté ; juste l’envie d’être là avant tous les autres, peut-être pour avoir l’illusion que c’était sa fête, rien qu’à elle. Elle seule. La reine dans son enceinte inviolée. Sœur qui ne voit rien venir. Blanche Neige au bois dormant. Aux abois rageant.

 

Non, ne pas se laisser entraîner par ces mauvaises pensées. Valentine est heureuse pour Juliette. Elle est faite pour l’amour, Juliette. L’amour dont on parle. Celui que l’on fait, sans honte, en riant, en criant de plaisir. La peau de Valentine frissonne. Il fait encore frais, comme si des lambeaux de pluie étaient restés accrochés dans l’air.

 

Une voiture qui klaxonne dans son dos. Juliette, sa sœur aînée – mariée, divorcée – et son petit frère, Louis, fier comme le page du Roi Soleil. Michel n’est pas là. Encore une fantaisie de Juliette, qui adresse de grands gestes à Valentine
Une voiture décapotable et décapotée, louée pour l’occasion, qu’elle conduit avec une franche maladresse. Les passagers rient comme des fous. Il faut rire aujourd’hui, aucun nuage ne peut ternir le ciel. Mariage pluvieux, mariage heureux ? Pas de saison. Pour Juliette, c’est mariage solaire, mariage prospère ! Elle est belle, déjà riche, Michel aussi, une carrière qui démarre en trombe…

La voiture arrive à hauteur de la jeune femme, une portière s’ouvre, viens, monte ! Tu vas ruiner tes chaussures, et il faut encore danser, ce soir, toute la nuit ! Valentine s’efforce de rire, monte et s’assied à côté de Louis qui lui fait son plus beau sourire d’enfant comblé.

La propriétaire des lieux, c’est Juliette. Valentine a laissé sa voiture en bas, dans le parking prévu pour les visiteurs ; Juliette gare la BMW devant le perron. De travers. Juliette ouvre les bras, je voulais venir avant tous les autres pour vous montrer ! Et, se tournant vers Valentine : je suis contente que tu sois là, je me demandais où tu étais passée, et je voulais tellement te montrer aussi… Elle a son regard cajoleur, celui des connivences enfantines, à la vie à la mort, sans l’amour encore qui n’existe pas à cet âge, qui ne détruit pas les liens éternels des amitiés. Juliette ne s’attarde pas sur l’expression curieuse de sa cousine, elle entraîne toute sa petite cour dans le grand hall. Un domestique vient les accueillir, un peu inquiet car les invités ne sont prévus que dans un quart d’heure et d’habitude, ce genre de réception prend plutôt du retard que de l’avance. Mais Juliette balaie tout, inquiétude et prévisions, d’un revers de main et rit, je viens montrer le château. Et elle s’engage dans l’escalier monumental.

Valentine hésite un instant avant de la suivre. Elle dévore des yeux la silhouette gracieuse de Juliette, ses épaules nues, le décolleté superbe sur une gorge à moitié dénudée, des seins ronds, triomphants, insolents comme son sourire, son regard. Tu viens, Valentine ? Elle détourne la tête ; par la fenêtre, elle aperçoit les tables dressées dans la pelouse, le buffet sur la terrasse, les serveurs qui s’apprêtent, alertés par cette arrivée prématurée. J’arrive. Elle resserre le châle sur ses épaules, ces grandes demeures sont fraîches.

 

Juliette n’entend pas leur faire visiter tout l’étage, d’ailleurs elle n’y a pas accès, sauf à une pièce. Elle n’est pas propriétaire, seulement locataire. Locataire de châtelains qui n’ont plus les moyens d’entretenir l’héritage familial et qui sont contraints de laisser venir le petit peuple, de leur vendre le rêve d’une impossible aristocratie. Valentine se secoue, ce n’est pas bien de penser ça. Ces gens partagent. Et jusqu’à demain, ces lieux sont à Juliette. Et un peu à ses invités.

Elle veut leur montrer une pièce. Son sourire devient mutin. Vous serez les seuls à la voir, chuchote-t-elle, la main posée sur la clenche d’une porte énorme, en bois usé par les siècles. Le cœur de Valentine se met à battre plus fort, elle a deviné. Juliette pousse le battant avec énergie ; derrière, une traîne de soleil jetée sur le parquet usé, une chambre énorme, aux murs tendus de velours et de soie. Et au milieu, un lit. Un lit gigantesque, à baldaquin, sur lequel paresse un épais couvre-lit immaculé. La tête de Valentine se met à tourner, elle s’appuie contre le mur tandis que Juliette rit sans vergogne et fait admirer les lieux où elle finira la fête avec Michel. La sœur aînée a un sourire entendu, elle est passée par là, profites-en bien ma belle, ça ne dure pas longtemps, et elle évite de justesse la main de sa cadette qui n’en rit pas moins. Louis a les yeux grands ouverts, il se demande sans doute ce que l’on peut faire dans un lit aussi large, tout seul il s’y noierait.

Des bruits de pas dehors, des klaxons.

Allez, venez ! Et motus, n’est-ce pas ? C’est notre secret…

 

La petite troupe redescend, Valentine à la traîne, elle cherche à retrouver un rythme cardiaque paisible, elle est sûre que ses joues sont écarlates. Heureusement, dans le couloir, une fois la porte de la chambre refermée, il fait assez sombre, et Juliette n’a pas eu le temps ni l’envie de la dévisager. Elle est restée en arrière et contemple de haut la mariée qui retrouve les bras de son homme, lequel lui demande ce qu’elle faisait, déjà volage. Elle lui répond d’un baiser entendu, un truc de filles, ne t’inquiète pas, et il l’entraîne dehors pour recevoir les invités et boire la première coupe de champagne.

 

 

 

Valentine a déjà bu trois coupes. Elle en a eu besoin pour retrouver son calme, après la visite dans la chambre. Elle ne cesse pourtant de penser à ce qu’elle a vu, ce lit énorme, impudent. Elle essaie de se distraire en circulant parmi les invités. Elle en connaît une bonne partie, déjà la famille qu’elle partage avec Juliette, mais aussi des amis communs. Elles ont été dans la même école, depuis les gardiennes jusqu’à l’université. Valentine a pu observer la gloire amoureuse de sa cousine s’en aller grandissante. Triomphante, virevoltante. Révoltante ? Non, Valentine ne peut pas être jalouse. Elle n’aurait pas voulu d’une telle vie. Une telle insouciance. Elle est une fille sérieuse, posée. Ce qui ne l’empêche pas d’adorer Juliette, et d’être adorée par elle. Complémentaires. Bien sûr, leurs projets communs se sont estompés ; la librairie avec salon de thé, l’auberge bucolique, les voyages… Il a fallu laisser la place à Michel, aux projets avec Michel, à la vie avec Michel. Mais rien ne pourra interrompre leur complicité, a juré Juliette la veille de son mariage. Rien. Bien sûr.

Valentine va prendre une quatrième coupe, après qu’une vieille tante l’ait complimenté sur sa tenue, son air, toi au moins, tu es une jeune fille sérieuse, il y en a tellement peu de nos jours, quand Louis l’agrippe par la main. Pour lui, elle est toujours la compagne de jeux. Il y a sept ans, elle en avait quinze et lui six, c’était des fous rires incessants, des parties de cache-cache, des embuscades dans le jardin. Juliette les accompagnait mais elle prenait de la distance, rebroussait plus vite chemin, on s’en fout, on n’a pas besoin d’elle, grondait Louis. Et la place qu’occupait Valentine dans son cœur de petit frère délaissé n’en était que plus grande, et la fierté de Valentine aussi.

Il l’entraîne dans le parc du château. Il partage la propriété avec sa sœur. Lui l’extérieur, elle le château. La chambre. Il n’y pense sans doute plus, ça ne l’intéresse pas, une chambre, c’est fait pour dormir, et quand on dort, on ne peut pas jouer. Il y a un lac, des nénuphars. Un saule pleureur séculaire qui s’épanche dans l’eau. Un cygne blanc au milieu. Un décor pour photos de mariage. Mais pour l’heure, ils ne sont qu’à deux, la jeune fille et l’enfant. Et Louis parle, il n’arrête pas, des histoires de gosse, des rêves, si c’était, si tu, si je, un jour le prince a tué le dragon et je t’ai sauvée, je t’ai emmenée sur mon blanc destrier. Valentine s’efforce de rire, malgré l’ivresse qui lui fait légèrement tourner la tête et son esprit qui vagabonde loin de l’onde étale, qui remonte la pelouse vers le château, grimpe l’escalier, pousse la porte…

Tu crois que ça existe, des princesses qui dorment cent ans pour attendre leur prince charmant ?

Bien sûr, ça existe. D’ailleurs, tu en… Mais Valentine s’arrête. Ni aigreur, ni amertume. Elle a vingt-deux ans à peine, la vie devant elle. Juliette a pris de l’avance, mais rien ne sert de courir, il faut aimer à temps, et le temps d’aimer peut sembler long quand on s’élance trop tôt. Avis de grand-mère et de tante. Et de magazines féminins. La conviction de Valentine. Déjà, certains garçons… D’abord ses études. Et puis, elle veut être sûre. Les baisers, c’est bien beau, mais. Mais voilà. Oui, Louis, les princes charmants existent, en tout cas, toi tu en seras un. Mais l’enfant fait la moue ; il faudra embrasser ? Avec la langue ? Valentine a un hoquet qu’elle noie dans un rire faussé. Mais non, bien sûr ! Quelle horreur ! Et Louis sourit, soulagé. Puis se souvient qu’il a faim et qu’il y a des petits fours. Viens, et il prend la main de sa cousine.

 

En haut, d’autres enfants sont arrivés. Sans attendre une autorisation que, de toute manière, elle ne lui aurait pas refusée, Louis abandonne Valentine. Malgré les beaux vêtements, il est plus que probable qu’une cohorte de chevaliers s’élancera bientôt sur la prairie, une fois terminée la razzia sur les zakouski et les chips.

On ne refuse pas une coupe de champagne quand le serveur qui vous la présente vous gratifie d’un si beau sourire. Ses parents sont là, elle leur fait un signe de loin. Occupés à bavarder avec les parents de la mariée, une collection de sourires, la palette complète, de la vanité à la simplicité. Un brin de soulagement aussi, peut-être, celui d’avoir mené sa fille jusque-là, et maintenant, vogue la galère. La galère… Mariage pluvieux, mariage heureux ; mariage solaire, mariage galère. Valentine se mordille la joue, entre rire et honte. Pas beau, d’être jalouse. Elle n’a aucune raison d’être jalouse. Elle est belle aussi. On le lui a dit. Son miroir le lui confirme parfois. Peut-être pas aussi belle que Juliette, avec ses seins opulents. Énormes. Quand elle vieillira, ils s’effondreront. Ceux de Valentine sont petits, il y a des hommes qui n’aiment pas les grosses poitrines. Les siens ne tomberont pas. Ils sécheront. Plus tard que la chute des pommes de Juliette. Et elle ne manque de rien. Ses parents ne sont pas aussi riches que ceux de Juliette, mais elle est fille unique. Une grosse fortune divisée en trois, ça donne trois petites fortunes. Pas plus grosses que les seins de Valentine.

Elle secoue la tête. Il ne faut pas penser héritage le jour d’un mariage. Ça porte malheur. Au mariage, à l’héritage. Mieux vaut boire une petite coupe. Ou un jus d’orange, c’est plus prudent. Plus sage. Sage comme Valentine. Un jus d’orange, pas de tache sur sa robe, pas d’éclat. Elle attend son heure, Valentine. Elle va finir ses études de médecine. Juliette ne fait pas d’études universitaires, elle rit qu’elle n’en a pas besoin, son mari va gagner assez d’argent et elle n’a pas envie de s’ennuyer avec un métier. Elle veut être libre, profiter de la vie, et pas la perdre pour la gagner, comme on dit. Bien sûr, elle a confié à Valentine qu’elle l’admirait, médecine c’est autre chose, de l’ordre du sacerdoce, c’est merveilleux, médecine, elle est une sainte, Valentine, mais Juliette n’en a pas la force, pas les moyens, c’est elle qui le dit, ni de l’intelligence, ni de la sainteté.

 

Valentine traîne. Le rire de Juliette survole les invités. Michel ne la lâche plus. De loin, Valentine les observe. Elle les imagine, ce soir, après avoir dansé, qui monteront l’escalier d’un château qui ne leur appartient pas, qui ouvriront la porte d’une chambre louée. Qui. Un picotement saisit Valentine, au niveau du ventre, qui remonte vers ses seins. Le jus d’orange est trop acide. Elle prend un verre d’eau, et une poignée de cacahuètes.

 

On passe à table. Des tables rondes, de dix personnes, disposées sur l’herbe séchée par le soleil. Valentine regrette ses escarpins fermés, elle aurait aimé avoir des sandales, sentir les herbes sur ses pieds. Cela l’aurait distrait un peu, rafraîchie. Le soleil est haut dans le ciel, il fait torride. Juliette doit ruisseler sous sa robe, et Michel dans son habit sombre. Elle a bien fait de choisir cette petite robe toute simple, Valentine. Simple et élégante. De toute manière, elle n’est pas la mariée. Elle ne se retrouve même pas à la table d’honneur. Juliette s’en est longuement excusée, elle aurait tant voulu que sa complice d’enfance soit là, à côté d’elle, mais il y a les amis de Michel, les obligations, les grands-mères, et puis surtout – mais cela, elle ne le dit pas, Valentine doit le deviner –, il ne s’agit plus d’enfance, c’est fini, tout ça, les choses sérieuses commencent. Même si pour Juliette, elles ont sans doute déjà commencé il y a longtemps.

 

Valentine a eu le temps, pendant la réception, d’étudier le plan de table. Elle n’est pas très éloignée de celle de Juliette, à l’ombre d’un tilleul centenaire. Les petits plats dans les grands : serviettes en toile empesée, couverts en argent, porcelaine fine, cristal. Trois verres. Valentine parie qu’ils seront servis à la cloche. On va encore trop manger. Demain, elle se contentera de quelques fruits. Elle est fière de sa taille fine, de son ventre plat. Elle sait que manger plus ne lui offrira pas une poitrine plus généreuse, tout se met dans les cuisses, dans le ventre. Elle prend son temps, Valentine, l’amour l’attend, elle le sait, et elle met toutes ses chances de son côté.

Elle est la première à sa table. Autour d’elle, les convives s’installent aux autres tablées. Elle s’assied et tripote les couverts pour se donner une contenance. Elle aurait dû traîner sur la terrasse, il n’y a rien de plus ridicule que d’être la première assise. On donne l’impression d’attendre désespérément qu’une âme charitable vous fasse l’aumône de sa présence. Et si les invités prévus n’étaient pas venus ? Valentine s’imagine, solitaire pour le repas. Ou une tablée compatissante qui se serre pour lui laisser une petite place, ce ne sera pas confortable mais on ne va quand même pas la laisser toute seule, la pauvre Valentine !

Un fin filet de transpiration coule le long de sa tempe. Elle aurait dû reprendre une dernière coupe, mais les plateaux sont rangés, elle devra attendre aussi pour le vin.

 

Mais elle ne sera pas seule. Une dame âgée accompagnée par un quinquagénaire arrive et la salue. Une grand-tante et un oncle de Michel. Présentations, admiration, la fête est magnifique, et le lieu ! La mariée est superbe, vous la connaissez bien, je crois ? Michel nous a dit que. Valentine n’a pas grand-chose à répondre, elle n’a jamais entendu parler de ces gens. Oui, elle étudie la médecine, quatrième année. Oui, c’est difficile. Heureusement, d’autres convives arrivent, la table se remplit sans que Valentine s’en rendre vraiment compte, on se salue, poignées de mains, échange de noms, chacun se situe par rapport aux mariés.

Ce n’est qu’au moment où l’on sert le vin blanc pour la première entrée que Valentine le remarque. Quand est-il venu s’asseoir ? Sans doute est-il arrivé à l’instant, après avoir attendu pour s’assurer qu’il y aurait du monde à sa table. Peut-être même a-t-il hésité en devinant que la moyenne d’âge y serait canonique. N’y avait-il pas une place libre ailleurs, avec des invités plus jeunes ? Non, décidément, il faut se plier au rituel des plans de table. Et il s’est assis en face de Valentine, qu’il regarde maintenant avec un sourire en coin. Elle se sent rougir violemment. Il y a quelque chose de provocant dans son sourire, dans son regard. Il est très beau. C’est la première idée qui lui vient à l’esprit. Elle s’efforce de lui rendre son sourire et, instinctivement, rajuste sa robe, son décolleté. Où est son châle ? Elle a dû le déposer sur un banc, là-haut, sur la terrasse. Il ne faudra pas l’oublier.

À côté de lui, une place reste vide. Cela arrive, dans toutes les cérémonies. Un invité empêché, distrait, malade. Mort, peut-être. Le jeune homme se présente. Il parle à ses voisins, mais ses yeux sont tournés vers Valentine. Frédéric, un ami de Michel et de Juliette. Valentine s’étonne ; Juliette ne lui a jamais parlé d’un Frédéric. Mais elle sait que sa cousine a beaucoup d’amis – elle préfère penser que ce sont des copains, pas des amis au sens noble du terme – qu’elle ne lui a jamais présentés, qui occupent une autre sphère de sa vie à laquelle Valentine n’a pas accès, qui ne l’intéresse pas d’ailleurs, même si cette sphère a dévoré l’espace de l’autre, celle où les deux cousines se retrouvent de loin en loin pour savourer les derniers rayons de l’enfance.

Frédéric est brillant. Il anime la table qui, sans cela, plongerait sans doute dans la torpeur de ce genre de repas où sont rassemblés des gens qui n’ont pas grand-chose à partager, sinon la nourriture qu’on leur sert. Et le vin. Blanc, puis rouge. Blanc pour le carpaccio de Saint-Jacques, rouge pour le feuilleté de canard. Valentine n’a pas fait attention aux crus, elle ne s’y connaît pas du tout. D’habitude, elle ne boit pas. Juste un verre pour accompagner ses parents. Un verre, c’est prescrit par la faculté. Deux maximum. Elle a déjà eu un aperçu des dangers liés à l’abus d’alcool. Médicaux, sociaux. Pour vivre sain, il faut se garder des excès, de tous les excès. Elle avance légèrement son buste, parce que la sueur menace de coller sa robe au dossier de sa chaise. Elle redresse le cou, met en avant le sommet de sa poitrine. Elle croise le regard de Frédéric, à qui le mouvement n’a pas échappé. Un séducteur. Elle en a déjà rencontré. Elle connaît leurs pièges. Elle se recule, mais le contact entre le dossier et le tissu humide est désagréable. Elle s’agite sur sa chaise, se rajuste. Serre les jambes. Encore ce picotement… Elle demande à son voisin un verre d’eau plate. Vous ne préférez pas y mettre des bulles ? interroge l’homme en souriant. Mademoiselle préfère le champagne, intervient Frédéric en la fixant droit dans les yeux. Et il ajoute, dans l’eau gazeuse, ce qui importe, c’est la bulle ; dans le champagne, ce qui a autour. Il dit précisément : ce qui les enrobe. Et son intonation est chaude, envoûtante. Comme une main qui ferait tomber une robe. Le cœur de Valentine se dérobe. Oui, elle voudrait bien du champagne. Elle ne sait pas si elle l’a pensé ou si les mots lui ont échappé ; Frédéric s’est levé, est remonté jusqu’à la terrasse, rentre dans le salon puis ressort, aussi naturellement que s’il était allé dans sa cuisine chercher son bien. Il s’avance et le soleil joue sur le doré du champagne et ses filets de bulles fines. On rit sur son passage, il y a encore du champagne ? Non, c’est une exclusivité pour une charmante demoiselle. Et on rit de plus belle, et la belle rougit, embarrassée de ces regards et de leurs sous-entendus. Juliette lui décoche un clin d’œil, Valentine détourne vivement la tête. La coupe est à deux doigts de ses lèvres, tendue par la main de Frédéric, une main qu’elle a le temps de scruter, soignée, mince et musclée, aux ongles coupés courts. Fait-il du piano ? Elle prend la coupe en contrôlant le tremblement de ses doigts ; oui, il joue depuis ses cinq ans. Mais il est trop paresseux pour devenir un vrai pianiste. Pour le plaisir. Il faudrait toujours agir par plaisir, ne trouvez-vous pas ? Valentine hésite. Elle a entendu « âgé » au lieu de « agir », et elle ne comprend pas ce que le jeune homme veut dire, et puis elle réalise sa méprise, rétablit les mots adéquats. Oui, agir par plaisir… Elle pense le contraire mais elle n’ose pas exprimer ce point de vue, ou subitement elle n’a plus envie d’y adhérer, elle se croit l’adepte d’une secte qui soudain apparaît inepte.

Elle trempe les lèvres dans le champagne. Il est parfaitement frais. Frédéric se rassied lentement sans la quitter des yeux, sans cesser de lui sourire. Elle fait glisser sa langue sur ses lèvres. C’est bon. Sourit aussi. Le plaisir… Normal de parler de plaisir lors d’un repas de mariage. C’est presque une question de politesse. Et puis, le terme est suffisamment large. Boire du champagne, c’est du plaisir. Manger. Profiter du soleil, parler avec des gens agréables. Sourire à un beau garçon. Le laisser vous regarder, même avec insistance. À l’instant où elle y songe, les yeux de Frédéric se baissent légèrement, pointent sur le sommet de ses seins qu’une fine bruine de chaleur rend brillants. Plaisir, les picotements dans son ventre, sa poitrine, le long de ses jambes… Cachée par la nappe qui descend jusqu’au sol, elle a déchaussé ses escarpins et posé ses pieds sur l’herbe douce. Plaisir aussi…

 

C’est l’heure des discours. Valentine vide sa coupe tendit que le père de la mariée – son oncle – se lève et zigzague entre émotion et humour pour évoquer ce joyeux drame qu’est le mariage d’une fille. D’autres se lèvent. L’assistance rit ou renifle. Des mouchoirs sortent des sacs, on s’éponge le front, on s’évente avec le menu imprimé sur un papier précieux.

Frédéric, assis dos à la table des mariés, s’est retourné à moitié pour suivre les discours. De temps en temps, il revient à Valentine et sourit. Toujours ce sourire énigmatique, sensuel. Valentine le guette. Elle compte ; aucune régularité, mais une fréquence qui augmente. Comme le temps durant lequel leurs regards restent unis. Elle a envie de lui demander s’il connaît bien les mariés. Depuis combien de temps. Mais c’est avouer – et à elle d’abord – que l’intimité avec Juliette n’est plus qu’une parole creuse, un serment d’ancien combattant.

 

Les discours s’épuisent. Aux parents, ont succédé des amis. Valentine s’est demandée si Frédéric allait se lever pour y aller de son petit texte de circonstance, avec forces anecdotes. Mais il est resté assis, sans se départir de ce sourire – moqueur quand il est tourné vers les parleurs, complice quand il se tourne vers Valentine. On trinque à la santé des mariés et de leurs parents. Tout cela est un peu convenu, non ? lance Frédéric, de manière à ce que Valentine soit la seule à l’entendre. Elle réprime un petit rire. Pourtant, elle s’est surprise à être émue à l’une ou l’autre phrase. Amusée à d’autres. Convenu, oui, bien sûr. Tout, dans un mariage, est convenu. Y compris les ratés inévitables, l’oncle qui exagère, les vieilles querelles familiales qui ressortent à la faveur du cognac. Mais il ne faut pas bouder son plaisir. Elle sursaute ; ces mots sortent-ils vraiment de sa bouche ? À en croire par l’expression de Frédéric, oui. Surtout, ne boudez pas, conclut-il. Et le pouls de Valentine s’emballe.

 

Les tables se défont. Il y a une pause entre le plat – Valentine ne se souvient déjà plus de ce qu’elle a mangé, elle sait juste que c’était trop, trop copieux, trop gras, elle aura pris deux kilos – et les gens se lèvent pour faire quelques pas, se donner l’illusion d’un exercice bienvenu. Ils s’en vont saluer d’autres convives aperçus, les voisins de table sont certes adorables, mais chacun a envie de revoir tel ou tel, plus vu depuis le dernier mariage ou enterrement. L’occasion de prendre des nouvelles d’une famille que l’on n’évoque, en d’autres temps, que pour pester ou se moquer – il faut bien faire le plein de rumeurs et de nouvelles.

Frédéric et Valentine se retrouvent seuls à table. Tu fais des études ? Il est passé au tutoiement. Ils parlent. C’est un peu décousu, mais elle a l’impression qu’il l’écoute attentivement, alors qu’elle a du mal à se concentrer sur ses réponses. Il la ressert de vin blanc – c’est ce qui est le plus proche du champagne, n’est-ce pas ? –, il la fait parler plus que lui. Des études de journalisme, a-t-elle cru comprendre, en tout cas de communication. Elle l’aurait parié. C’est le genre de garçon « dans la com’ ». À l’aise, incroyablement. Elle se sent godiche, mais en même temps à l’aise. Il paraît trouver tout ce qu’elle dit intéressant. Médecine : quelle spécialisation, plus tard ? Et sa vie, ses loisirs, ses voyages, les musiques qu’elle aime. Elle répond à tout, avec franchise. Vite répondu, cependant, car elle a peu voyagé, n’écoute que de la musique classique, avec une préférence marquée pour le classicisme. Elle lit beaucoup également, mais Frédéric ne semble pas très averti dans ce domaine. Comme la plupart des jeunes gens de leur génération, déplore la mère de Valentine qui est professeur de lettres. Valentine se surprend à repousser cette idée en se disant : je lui apprendrai.

 

Tu m’excuses ?

Avant qu’elle ait pu réaliser, il s’est levé. Je reviens… Et s’est éloigné vers un homme d’une cinquantaine d’années qui tient un verre de vin rouge en main et parle à une grosse dame coiffée d’un épouvantable chignon. Valentine détourne la tête. Ses joues sont chaudes. Elle vide les deux verres devant elle, vin et eau. Elle regarde un instant Juliette et Michel qui se tiennent par la taille, tandis qu’ils rient avec des invités.

À tâtons, elle cherche ses chaussures sous la table, les renfile. Elle se redresse, vacille un peu. Personne ne l’a vu. Tout le monde a bu. N’empêche, elle se sent honteuse et cherche à retrouver sa prestance. Quelques pas lui feront du bien. Frédéric la retrouvera. S’il veut la retrouver. Ce n’est peut-être qu’une excuse polie pour se libérer d’une fille ennuyeuse. C’est sûrement ça. Qu’est-ce qu’elle est idiote, avec son Mozart et ses lectures !

Mais non. Elle se monte la tête. Frédéric est bien élevé, il a fait la conversation, rien de plus. Mozart ou pas Mozart, elle ne l’intéresse pas. Malgré ses regards appuyés. Malgré son sourire à craquer. Malgré la coupe de champagne ?

Ne t’invente pas d’histoire, ma fille… D’un pas qu’elle espère droit, elle remonte vers le château. La terrasse est déserte, noyée de soleil. De haut, elle contemple la petite foule des convives, les taches de couleurs vives, la rumeur des rires et des conversations insignifiantes. Frédéric parle toujours au même couple et ne paraît pas se préoccuper d’elle, mais c’est impossible de juger à cette distance.

Songer à lui ranime les frissons. Délicieux, insupportables. Elle secoue la tête. Elle a envie de libérer ses cheveux, de défaire ce chignon ridicule qui a coûté une somme extravagante. Mais justement, il a coûté cher, on ne jette pas l’argent par les fenêtres et se décoiffer à présent serait un gaspillage, une injure au travail de cet homme précieux, à l’argent de sa mère et au travail qu’il représente. Elle attendra ce soir, dans le secret de sa salle de bains. Chaque chose en son temps, chaque chose dure son temps. L’enfance de Juliette aura passé plus vite que celle de Valentine. La voilà femme, mariée… Bientôt dans la chambre, à l’étage… Pourquoi pense-t-elle à cette chambre ? Pour être franche, elle n’a jamais vraiment cessé d’y songer. Pendant le repas, pendant que Frédéric la regardait, lui parlait. La chambre d’une autre époque et son lit énorme, le couvre-lit blanc, épais, attirant. Frissons, picotements… Elle a l’impression qu’une main lui caresse le dos, s’insinue sur ses hanches, remonte sur son ventre… Elle trébuche sur une dalle de pierre bleue. Il fait chaud, insupportablement chaud. Personne ne la regarde. Elle pousse la porte et rentre dans un salon. Le château est vide.

 

Dans le hall désert, elle ôte ses chaussures. Elle n’en peut plus, elle en a trop envie, de cette petite nudité autorisée, convenue elle aussi, comme les discours, mais agréable, surtout par ces chaleurs, sur un marbre froid et lisse. Et puis, elle ne veut pas faire de bruit, elle est peut-être en train de commettre un délit, de transgresser un interdit – le château est réservé aux mariés et Juliette n’est plus là pour l’accompagner.

Elle monte les marches à pas lents, guettant les bruits, les ombres. Rien. La pierre bleue des marches est douce, elle laisse traîner sur elle la plante de ses pieds, savoure. Une onde fraîche et vibrante remonte vers ses genoux, ses cuisses, son ventre.

Elle arrive à l’étage. Personne, encore. Toujours. La porte est là, à dix pas. Elle hésite. Ses tempes battent fort. Son cœur aussi. Ses jambes tremblent. Elle baisse la tête ; elle a l’impression subite que ses seins ont gonflé, qu’ils sont énormes.

 

La porte grince à peine. Le lit est là, majestueux, virginal. Et indécent. Valentine devrait s’enfuir, cette chambre n’est pas pour elle, elle vient en voleuse, voleuse d’images, de plaisir. Elle n’a rien à voler, elle n’a besoin de rien, elle est heureuse, fière de ses choix, et tant pis si c’est passé de mode, tant pis si les jeunes filles aujourd’hui… Mais elle ne résiste pas, avance d’un pas, suivi d’un autre. Elle est au milieu de l’espace vide entre la porte et le lit. Le soleil, tamisé par les voiles de tulle accrochés aux fenêtres, joue sur le couvre-lit. Valentine tient toujours ses chaussures à la main. Le sol, ici, est en plancher. Moins lisse, plus chaud.

Un craquement dans son dos. Elle sursaute, lâche ses escarpins qui tombent lourdement, fait volte-face, prête à sortir n’importe quelle bêtise pour justifier sa présence ici. C’est Frédéric. Frédéric et son sourire enjôleur. Avec deux coupes de champagne. Belle chambre… commente-t-il. Tes appartements ? Serais-tu la jeune fille du château ? La Belle au bois dormant, songe Valentine en se rappelant les jeux de Louis. Elle ne dit rien, cependant, sauf qu’ils ne devraient pas être ici, qu’on doit sûrement les attendre. Elle fait un pas vers la porte, mais Frédéric lui tend la coupe. Elle ne peut pas la refuser. Juste une coupe, et puis… Ils trinquent, les yeux dans les yeux. Elle se sent fondre, ruisseler. Sur sa peau, dans son ventre. Elle se croit devenue fontaine et a envie de pleurer, mais elle serre les dents. La coupe est vide. Maintenant, il faut… Frédéric prend le verre et le dépose avec le sien sur la table de nuit. Elle ne s’est pas rendu compte qu’en buvant, ils ont reculé jusque-là, jusqu’au bord du lit. Elle n’a pas vu non plus qu’il a refermé la porte. Il s’approche, doucement laisse glisser sa main, son bras autour de sa taille. Sa bouche. Valentine ne parvient plus à penser, sa tête résonne, son ventre bout. Ses lèvres, sa langue qui s’insinue, experte. Valentine ferme les yeux et agrippe ses bras autour du cou de Frédéric. Un long baiser au champagne. Elle a déjà embrassé des garçons, mais pas comme ça, pas aussi longtemps, aussi profondément, avec ces arômes de fête et d’ivresse. Le plaisir est là, souverain, qui n’a rien à voir avec un rayon de soleil sur ses avant-bras, ou le goût d’un crustacé, ou un sourire, un plaisir violent, dominateur qui prend possession d’elle, et elle s’abandonne. Elle se sent glisser en arrière, plonger dans l’épaisseur du couvre-lit qui l’accueille dans un soupir délicieux, suivie par Frédéric qui reste soudé à elle. Ses mains courent sur sa robe, s’insinuent et elle fait de même, plus timide, se laisse guider, manœuvrer. Il embrasse sa gorge, le sommet de ses seins, cherche à descendre plus bas mais la robe et son décolleté en volants font obstacle. Valentine songe avec horreur qu’il va peut-être chercher à la déshabiller, qu’elle devra enlever son soutien-gorge, qu’il découvrira le subterfuge de la ouate, ses seins minuscules, elle prend peur, cherche à se dégager mais il la calme, sa bouche remonte vers la sienne, le baiser reprend, tendre, persuasif. Elle se rassure, se laisse envahir par l’ivresse de ce baiser, ne remarque pas la main de Frédéric qui glisse vers sa taille, sa cuisse, le bas de sa robe, et l’autre qui s’affaire elle ne sait où, pas sur elle, avec une certaine nervosité, une impatience contagieuse. Elle sursaute quand les doigts du garçon s’accrochent au sommet de sa culotte et la tire vers le bas, mais la pression de ses lèvres et de sa langue s’accentuent et elle devine une humidité troublante, enivrante qui envahit ce morceau d’étoffe qui glisse, glisse vers ses genoux, tombe bientôt sur ses pieds nus qui s’agitent pour s’en libérer. Ses jambes savent mieux que Valentine ce qu’elles doivent faire, elles entourent la taille de Frédéric. Est-ce lui qui a remonté sa robe ? Qui d’autre ? Valentine sent le couvre-lit sous ses fesses nues, c’est délicieux, elle a toujours les yeux fermés, elle a trop peur, si elle les ouvre, de se réveiller d’un rêve, ou de plonger dans un cauchemar. Quelque chose de dur vient frotter contre cette partie d’elle qu’elle a toujours gardée dans le secret de son alcôve, de sa baignoire, une zone vierge et inquiétante dont l’exploration est depuis l’adolescence remise aux lendemains, plus tard, à peine, parfois, quelques caresses solitaires. Elle sait ce que c’est, elle devine ce que Frédéric a fait avec son autre main, pendant qu’il lui ôtait sa culotte, elle devrait hurler, le repousser, elle ne veut pas, elle n’a jamais voulu, elle veut se garder, se préserver pour… pour quoi ? Trop tard, de toute manière, elle n’a pas la force, pas l’envie non plus, et puis le plaisir est là, poussé par le désir. Elle sent le sexe de Frédéric qui cherche à la pénétrer, qui trouve son chemin. Pas si vite, elle voudrait maintenant qu’il la déshabille, qu’il couvre ses seins de baisers, et tant pis pour la ouate, il ne la remarquera pas, elle veut le voir lui, nu comme elle, l’admirer, elle s’imagine sur une plage, comme dans les films, tous les deux nus dans les vagues, se caressant pendant des heures, mais une douleur aiguë efface ces images, Frédéric, d’un mouvement sec du bassin, vient de s’introduire en elle et de découvrir avec surprise qu’il est le premier à franchir ce barrage. Il a un instant d’arrêt. Valentine ouvre les yeux. Il est au-dessus d’elle, décoiffé, le front moite. Plus si beau. Laid, presque. Tiens, elles ne sont pas toutes comme Juliette dans la famille… Parce qu’elle, je peux te dire… Il se remet à bouger, d’avant en arrière. Valentine ne peut plus fermer les yeux, elle ressent une brûlure, elle a envie de hurler à nouveau, mais elle ne dit rien, espère que le plaisir revienne, c’est sûr, il va revenir, Frédéric va la caresser, l’embrasser à nouveau, elle lui offre ce qu’elle a de plus précieux, il est son guide, son parrain en amour, elle lui fera découvrir Proust et un jour, dans un an ou deux, ce sera leur tour de louer le château, cette chambre… Mais il ne la caresse pas, ne l’embrasse plus. Son mouvement s’accélère. La brûlure augmente et le plaisir s’en va. Il parle encore. Grâce à nous, ce pauvre lit aura connu au moins une vierge ! Valentine refoule un sanglot. Frédéric grimace. Elle sent son sexe gonfler, un soubresaut. Elle sait ce qui vient de se passer. Il reste immobile un court instant puis se retire. C’est comme une bonde qu’on enlève. Valentine sent du liquide qui s’écoule d’elle et la nausée lui monte à la gorge, mêlée aux larmes. Elle n’évite pas le spectacle de sa verge encore raide et triomphante, luisante, qu’il glisse dans son slip. Puis son pantalon. Il s’est écarté de deux pas. Elle ne bouge pas, brisée. Il ouvre la bouche, hésite. Peut-être est-il touché par sa détresse ? Il retrouve son sourire. Ne traîne pas trop ici, lâche-t-il avant de tourner les talons. Précautionneux, il emporte les verres vides.

 

Combien de temps Valentine reste-t-elle étendue ? Pas longtemps. Elle a attendu que son cœur se calme, que son souffle reprenne un rythme normal. L’étudiante en médecine a posé son diagnostic. Ce qui s’est passé. Les risques. Pas pour la fécondité ; depuis son adolescence, elle prend la pilule, poussée d’abord par sa mère, puis guidée par l’habitude. Elle fera les tests. Pour le reste… son cœur s’emballe à nouveau. Le gaspillage, la folie. Tout ce qu’elle a cru, voulu, planifié.

Elle préfère ne pas y penser et se redresse. Sa robe retombe sur ses genoux. Elle en était sûre : sur le couvre-lit blanc, une tache, étroite, un petit lac entre les plis de montagnes faussement vertueuses. Elle prend sa culotte qui traîne à terre, frotte le tissu, efface en partie la marque q8vq4ep. En partie seulement. Puis, elle s’essuie l’intérieur des cuisses, le sexe, sans chercher à voir. Elle frotte à s’en faire mal, elle veut abolir le passé, le mal, le mâle passé par là où nul n’aurait dû venir avant le grand amour. Quelle sotte elle fait ! Juliette a raison. Elle a nourri des chimères. Un gros sanglot la secoue. Maladroite, elle chausse ses escarpins et elle s’enfuit, sans plus chercher à nettoyer le couvre-lit.

 

Elle passe par les toilettes. Urine abondamment, s’essuie à nouveau. Frotte, appuie. Une onde de plaisir revient. Valentine s’arrête brusquement. Dans la poubelle, elle jette sa culotte. Sa robe est assez longue, nul ne se doutera qu’elle est nue. Elle a un bref instant songé à fuir la fête, rentrer chez elle, mais elle s’est ressaisie. Elle va rester.

 

Devant le miroir, elle se recompose une attitude. Redessine sa bouche, ses cils. Grimace, se force à sourire. Se regarde, longuement, comme elle l’a rarement fait. Se trouve idiote, lamentable. Belle. Vivante. Morte. D’un geste vif, sans réfléchir, tire une première broche de son chignon, puis une seconde. La coiffure s’effondre et Valentine secoue la tête, ses cheveux volent autour de son visage. Et elle rit. Puis pleure.

 

Après un second remaquillage, elle sort. Le soleil règne toujours en maître, mais une légère brise rafraîchit la pelouse et les invités. Valentine arrive en même temps que la pièce montée, un gigantesque gâteau glacé surmonté de la statuette représentant les mariés. Convenue, la statuette. Comme tout le reste, le gâteau, la cérémonie, la fête. Comme tout ce mariage. Valentine redescend vers les tables, sans un regard pour les gens qu’elle croise. Qui peut-être la regardent, peut-être pas, s’étonnent, ne s’étonnent pas.

Juliette l’aperçoit et l’appelle à grands gestes. Ma petite cousine, ma petite sœur, où étais-tu ? Je suis tellement heureuse ! Et tes cheveux ? Tu as raison, tu es bien mieux comme ça ! Ton chignon, c’était très beau, mais… Tu ne m’en veux pas si je te parle franchement ? Je peux tout dire aujourd’hui ! Il était trop sévère. Il te ressemblait trop. Tu es beaucoup plus belle comme ça, quand tu te laisses aller… Il faut vivre, ma belle ! Et elle l’embrasse avant que Valentine puisse lui répondre, puis rejoint Michel qui l’attend pour couper le gâteau.

De toute manière, Valentine n’aurait pas su quoi répondre.

Des conneries ? Valentine n’aime pas dire des gros mots.

 

Les gens se sont rassemblés autour des mariés. Valentine s’écarte du groupe. En bas de la prairie, elle aperçoit un couple enlacé. Frédéric embrasse une jeune fille aux longs cheveux noirs, très grande, mince. Moins mince que Valentine. Elle vient d’arriver. La place vide à côté de Frédéric. Valentine détourne la tête, refuse de chercher à percer ce qu’elle ressent. Plus tard. Elle a toujours remis ses émotions à plus tard. Aucune raison de changer désormais.

 

Une petite main se glisse dans la sienne. Tu ne t’ennuies pas ? Moi bien. Les autres enfants sont allés regarder la télé, dans un salon, mais moi, je n’aime pas la télé quand il y a du soleil et un beau jardin comme ça. Tu veux jouer avec moi ? Tu seras la princesse emprisonnée et je viendrai te délivrer.


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